Les habitants des bidonvilles s’essaient à l’auto-gestion

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Les habitants des bidonvilles s’essaient à l’auto-gestion

Edgar C. Mbanza

Si les caméras sont braquées sur les revendications des fonctionnaires, dans les taudis, les habitants apprennent à vivre sans les pouvoirs publics. Zoom sur une banlieue de Durban.

Les réclamations salariales des fonctionnaires sud-africains feraient presque oublier la grave crise qui frappe les couches les plus défavorisées dans les townships. “Eux, ils ont des syndicats et des représentants dans les instances dirigeantes du pays, déclare Matezi, 23 ans, technicien comptable au chômage et habitant le camp Kennedy Road, dans la banlieue de Durban. Nous, nous n’avons rien ici”. Le puissant syndicat Cosatu, qui manifeste depuis quelques jours, est en effet un allié du parti présidentiel qui a porté au pouvoir Jacob Zuma, en 2007, aux côtés des communistes.

“La situation n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air”, nuance un professeur de l’Université de Durban, ancien militant anti-apartheid, pour qui le gouvernement se trouve dans une situation embarrassante: “augmenter les salaires et les allocations de logement des fonctionnaires, c’est prendre un peu d’argent sur les priorités visant l’éradication de la grande pauvreté”. Un syndicaliste plus jeune de contester: “cette tendance à opposer les intérêts des fonctionnaires à ceux des habitants les plus pauvres, c’est une stratégie politique consistant à diviser pour régner. Plus les fonctionnaires perçoivent des salaires conséquents, plus le pouvoir d’achat augmente, et en plus nous assurons un service public de qualité, particulièrement dans les townships”. Et quant à ce mouvement de grève qui a paralysé les services publics de base? “Les hôpitaux, les transports, les écoles sont paralysés. Vous savez qui paye tout cela en ce moment?, crie une femme, folle de colère, à la sortie de Kennedy Road. Nous, nos enfants et nos malades! Les autres ont des moyens d’aller dans le privé”.

Nous sommes donc dans le Kwazulu Natal, à Clare Estate dans la banlieue de Durban où se développe depuis plusieurs mois un mouvement social d’envergure. Née dans les “ghettos”, l’organisation Abahlali Base Mjondol y est engagée d’abord contre les expulsions des “sans-titres”. Les initiatives d’auto-gestion et d’entraide entre habitants sont particulièrement appréciées par des populations longtemps abandonnées par les services publics. Le 4 juillet dernier, juste avant la fin de la Coupe du Monde organisée dans le pays, une cabane a flambé -habitude dans les taudis, faisant 4 morts et plus de 3000 personnes sans-abri. Aucun grand média national n’en a parlé. Mais Abahlali Base Mjondolo était présente. Une mobilisation collective du mouvement a immédiatement permis de redonner des moyens de subsistance aux sinistrés, de reconstruire des crèches de fortune que les populations avaient elles-mêmes montées, organiser des campagnes de nettoyage, raccorder l’eau et l’électricité, etc…

De plus en plus d’organisations (citons également le Western Cape Anti-Eviction Campaign, ou le collectif Poor People’s Alliance) occupent le terrain des services sociaux, qui, ailleurs, sont fournis ou régulés par la puissance publique. “Au fil des ans, on nous a fait comprendre que les villes ne sont pas pour nous, que les bonnes écoles ne sont pas pour nous, et que même les besoins les plus fondamentaux tels que l’hygiène, l’électricité, la protection contre les incendies et contre la criminalité ne seront pas pour nous. Quand nous demandons cela, nous sommes présentés comme déraisonnables, exigeants, et même comme une menace pour la société”, raconte un des responsables du mouvement Abahlali Base Mjondolo, qui ajoute:”Désormais, nous avons décidé de penser pour nous-mêmes, examiner toutes les questions importantes pour nous, et prendre les décisions sur toutes ces questions qui nous touchent”.

Au regard de son attitude actuelle envers les quartiers pauvres et leurs mobilisations, l’administration ne semble pas encore prête à encourager cette politique d’autogestion sociale. La grogne des plus pauvres a précédé les grèves des fonctionnaires, en Afrique du Sud, mais elle a été écrasée par les forces de l’ordre, le Mondial et ses vuvuzellas, ainsi que par le silence des grands médias. En septembre de l’année dernière, des manifestations ont secoué le camp de Kennedy Road. La police a violemment répondu, ce qu’ont dénoncé nombre d’intellectuels sud-africains.

Le Slum Act adopté par les autorités au Kwazulu Natal, en 2007 mais jugé anti-constitutionnel par les hautes juridictions suite à une mobilisation de la société civile, était une véritable loi “anti pauvres”, d’après les associations. Le dispositif législatif autorisait la destruction immédiate des taudis, l’évacuation des occupants qui n’y disposaient de facto d’aucuns droits, ect…

La radicalisation des autorités envers les occupants des bidonvilles a pourtant continué, notamment par la fréquente criminalisation des associations solidaires aux démunis. Ce qui sème le doute jusque dans les rangs des partis au pouvoir. Certaines municipalités ont même contourné la loi gouvernementale et signé des accords avec les activistes: par exemple, eThekwini a accepté que les “mobilisateurs sociaux”, comme ils se nomment, soient impliqués dans la modernisation de deux établissements sociaux et fournissent des services de base à quatorze autres.

Si les médias commencent à s’intéresser de plus en plus à la crise sociale dans les ghettos, le problème reste entier: il demeure dans la société sud-africaine une classe de laissés-pour-compte que l’offre sociale n’arrive plus à satisfaire. Dans ses mémoires écrites il y a plusieurs années déjà, Mandela exprimait sa plus grande crainte, celle de voir une société qui se fissure par le bas, “sous nos pieds”, quand nos yeux seraient aveuglés par l’éclat de la nation arc-en-ciel.