Fanon en Afrique du Sud : une autre « géographie de la raison » (recension et “bonnes feuilles”)
Fanon en Afrique du Sud : une autre « géographie de la raison » (recension et “bonnes feuilles”)
Matthieu Renault, Contretemps
Pratiques fanoniennes en Afrique du Sud, le titre du dernier ouvrage de Nigel Gibson, figure clé des Fanon studies anglophones 1, témoigne à lui seul de la fécondité (internationale) de l’œuvre du psychiatre et théoricien des décolonisations Frantz Fanon depuis sa mort le 5 décembre 1961. Cette fécondité, elle nous a trop longtemps été masquée par l’oubli 2 dans lequel le même Fanon a été plongé en France. Certes, nous ne sommes plus à présent sans connaître le rôle capital qu’ont pu jouer ses écrits dans la fondation des postcolonial studies anglo-américaines, mais l’on ignore encore trop souvent les multiples appropriations théoriques et pratiques dont ils ont pu faire l’objet hors de l’ « Euro-Amérique » : en Amérique latine, en Afrique, en Asie. Che Guevara s’avérait ainsi être un lecteur averti de Fanon — l’on retrouve encore dans sa bibliothèque personnelle à La Havane un exemplaire annoté de Pour la révolution africaine. L’on songera également à Paolo Freire, auteur brésilien de la Pédagogie des opprimés; à Amilcar Cabral, fondateur du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, théoricien de la révolution africaine dont les thèses sur la culture nationale ne peuvent manquer d’évoquer celles de Fanon; à Ali Shariati 3, grande figure de l’islam réformiste, idéologue (selon ses mots) de la révolution iranienne et qui fut profondément marqué par sa rencontre avec Fanon. Cette liste est évidemment très loin d’être exhaustive, mais elle fait déjà comprendre tout l’intérêt qu’il y aurait à retracer rigoureusement tous ces déplacements de la pensée de Fanon. Ce serait là à n’en pas douter une contribution importante à une étude des circulations « sud-sud » des idées qui s’inscrirait elle-même dans la perspective d’une géographie des savoirs en rupture avec la thèse de la suprématie épistémique de l’Europe conçue comme lieu (à la fois origine et centre) par excellence de production de connaissance.